Notre dernier article proposait une introduction aux travaux conduits par Thomas Beauvisage sur la définition du genre littéraire du roman policier. Vu l’intérêt de mieux définir « ce qui fait roman policier » pour créer un logiciel d’écriture comme Romanesque 2.0 (cf http://romanesque.fr ), nous ne pouvons résister à l’envie de vous en faire découvrir plus sur les conclusions de Thomas Beauvisage :
(le texte qui suit est simplement composé d’extraits du texte intégral disponible à
http://www.revue-texto.net/Inedits/Beauvisage/ )
« Pour aller plus loin dans la caractérisation [des genres liés au roman policier], nous avons retenus dix auteurs […] : Leroux, Simenon, San-Antonio, Malet, Manchette, Boileau-Narcejac, Fajardie, Daeninckx, Pouy, Raynal. […]. […Après analyse, leur ] répartition […] est tout à fait parlante :
– le plus proche du SERIEUX est Leroux, représentant les parutions les plus anciennes du corpus ;
– un peu plus près du POLICIER, un groupe formé par Simenon, Malet et Raynal, deux auteurs des années cinquante et un dernier dont on sait que le style a été très influencé par Malet ;
– en se rapprochant du polar, on trouve Fajardie, Pouy, Manchette et Daeninckx, les auteurs les plus récents du corpus ;
– éloignés à la fois du SERIEUX et du POLICIER, se trouvent San-Antonio et Boileau-Narcejac, deux auteurs (en fait un vrai-faux auteur et un duo d’auteurs) dont l’écriture particulière leur donne une place particulière, presque à cheval entre roman sérieux et polar.[…]
Ces résultats invitent à reconsidérer les oppositions policier/sérieux qui ont pu être faites jusqu’alors : les caractéristiques du roman sérieux ne sont pas propres aux romans du début du siècle, comme nous avions pu le croire dans un premier temps, mais perdurent à travers certains auteurs. Frédéric Fajardie et Jean-Bernard Pouy en sont les exemples-type, dont l’écriture oscille entre le roman policier et le roman sérieux : si leurs scores individuels et ceux de leurs romans les placent du côté du roman sérieux, ils sont dans le même temps plus proches du polar que des auteurs comme Patrick Raynal ou San-Antonio. Ces auteurs attestent le fait qu’après une autonomisation du genre et un rejet du roman traditionnel dans les années 1970, certains ont souhaité en quelque sorte réconcilier roman policier et roman sérieux en empruntant des traits de l’un et de l’autre dans leurs romans.A l’inverse, certains auteurs comme Daeninckx, Manchette, Boileau-Narcejac et Malet sont positionnés comme très spécifiquement policiers, avec à la fois des scores importants de proximité avec le POLICIER, et une majorité sinon la totalité des romans du côté du polar. Dans ce paysage, San-Antonio et Raynal apparaissent comme des individus à part, marquant leur différence à la fois avec le roman policier et le roman sérieux.
Pour un « noyau dur » du roman policier, [le POLAR]
La combinaison de traits qui rattachent au policier, dans la dernière analyse, Daeninckx, Manchette, Boileau-Narcejac et Malet, nous permet d’y voir un noyau dur du roman policier, qui donnerait une représentation condensée du genre. Celle-ci ne prendrait pas les auteurs les plus récents pour rejeter les pères fondateurs du genre, mais au contraire exprimerait à la fois les spécificités et la diversité du genre : un genre oscillant entre l’enquête (Malet, Boileau-Narcejac) et le roman noir (Manchette, Daeninckx), entre une écriture psychologisante (Daeninckx et Boileau-Narcejac) et un style plus distant et plus « behavioriste » (Malet, Manchette), dans lequel des auteurs comme Pouy ou Fajardie peuvent faire des incursions et y amener des éléments du roman traditionnel.Pour vérifier cette hypothèse, nous avons créé un nouvel individu, nommé « POLAR », qui est pour chaque variable la moyenne des valeurs des romans de Daeninckx, Manchette, Boileau-Narcejac et Malet.
L’axe SERIEUX-POLICIER-POLAR [ mis à jour par nos analyses…] est particulièrement intéressant, car il ébauche une continuité entre les trois. Le choix du nom « POLAR » n’est pas anodin de ce point de vue : il est bien question ici de ne plus opposer simplement roman policier et roman sérieux, mais de montrer que ce qu’on appelle aujourd’hui le « polar » est un sous-genre différent du roman policier. On notera tout d’abord qu’il ne s’agit pas d’une évolution historique du genre, comme le montrent la composition du POLAR (Malet y tient une place non négligeable) et les dates de parution : 1988 pour le POLICIER, 1980 pour le POLAR. C’est donc ailleurs que se joue la graduation sérieux-policier-polar ; si l’on se réfère aux écrits critiques sur le roman policier, c’est bien plutôt dans les fondements de ce que nous avons appelé le roman « behavioriste » qu’il faut chercher les différences : une écriture où l’action est non seulement très présente, mais très froidement présentée, mise à distance, et dénuée de considérations extérieures, une action non qualifiée. […] Nous avons donc pratiqué une analyse en composante principale (ACP) sur ces quatre variables, en utilisant d’une part les « individus-auteurs » et d’autre part l’ensemble des romans :
D.R. Thomas Beauvisage
http://www.revue-texto.net/Inedits/Beauvisage/
Dans le deux cas, nous conservons l’alignement ordonné sérieux-policier-polar, avec l’individu POLICIER se trouvant au centre du graphique, ce qui est capital : la position centrale du POLICIER, créé à partir de la moyenne des valeurs pour l’ensemble des romans, montre qu’il est pour ces quatre variables réellement représentatif de l’ensemble du corpus. Le SERIEUX et le POLAR, répartis de part et d’autre du POLICIER, montrent que les quatre variables utilisées établissent un axe de graduation de l’un à l’autre. Dans les deux cas, le policier est du côté du verbe et dans une moindre mesure de l’adverbe, le roman sérieux du côté de l’adjectif et du substantif. On peut donc légitimement parler pour le polar d’un « roman du verbe », bien plus que pour le roman policier.
Roman de l’action, roman dans l’action
On complètera cette analyse par l’observation des variations les plus importantes que le polar opère par rapport au policier et au roman sérieux […] :
On constate en premier lieu que les paragraphes sont deux fois plus courts dans le polar que dans le roman sérieux : il y a là une accentuation de la tendance observée entre policier et roman sérieux, où la variation n’était que de -32 %. A cela s’ajoutent la baisse d’un quart de la proportion de virgules et la hausse similaire de celle des points, une proportion plus importante que dans la variation roman policier / roman sérieux. Ces éléments concourent à montrer que le polar se caractérise, plus encore que le policier, par un style bref, plus haché, où la parataxe l’emporte sur la syntaxe : on peut supposer qu’il s’agit là d’effets de réel plus en phase avec les intrigues du polar, dans lesquels l’action le verbe tient une place bien plus importante que dans le roman sérieux. Cette place plus importante de l’action dans le polar est confirmée par l’étude des variations du roman policier au polar […] .
Nous retrouvons des observations que nous avions déjà faites : l’augmentation la plus significative est celle du nombre moyen d’adverbes par proposition (+46 %), à mettre en relation avec la baisse de la part des adjectifs (-10 %). Mais c’est surtout dans la répartition des pronoms que policier et polar s’opposent : baisse de la part des pronoms démonstratifs (-27 %) et indéfinis, (-18 %) hausse de celle des pronoms relatifs (+39 %) et personnels (+10 %). On est, avec le polar, beaucoup plus du côté de la monstration que de la démonstration, de la personne que de l’objet : la fracture policier/polar s’apparente donc à l’opposition entre roman à énigme et roman noir.
Nous rejoignons ici la définition que donne Tzvetan Todorov, dans sa « Typologie du roman policier », du roman noir par rapport au roman à énigme : Il n’y a pas d’histoire à deviner ; et il n’y a pas de mystère, au sens où il était présent dans le roman à énigme. Mais l’intérêt du lecteur ne diminue pas pour autant : on se rend compte ici qu’il existe deux formes d’intérêt tout à fait différentes. La première peut être appelée la curiosité ; sa marche va de l’effet à la cause [ ]. La deuxième forme est le suspense et on va ici de la cause à l’effet : on nous montre d’abord les causes, les données initiales (des gangsters préparent des mauvais coups) et notre intérêt est soutenu par l’attente de celui qui va arriver, c’est-à-dire des effets (cadavres, crimes, accrochages). Ce type d’intérêt était inconcevable dans le roman à énigme car ses personnages principaux (le détective et son ami, le narrateur) étaient, par définition, immunisés : rien ne pouvait leur arriver. La situation se renverse dans le roman noir : tout est possible, et le détective risque sa santé, sinon sa vie.Le polar abandonne ainsi la rétrospection au profit de la prospection : l’abandon du passé et du future antérieur, l’emploi du présent plus marqué que dans les deux autres genres, la réhabilitation du futur, très présent dans le roman sérieux et délaissé par le policier à énigme, en sont les marques. On passe ainsi de l’hypothétique au thétique, de la reconstitution désincarnée d’une action passée à l’action elle-même placée dans le présent du verbe, où la narration est conduite par l’action et non l’inverse… ». Autant de regles à introduire dans le système expert de Romanesque 2.0 (cf http://romanesque.fr )
D.R. Thomas Beauvisage
http://www.revue-texto.net/Inedits/Beauvisage/