Truxton Orcutt, selon le blog qui lui est consacré [voir ici] représente « une voix nouvelle dans la littérature américaine de l’après 11 septembre. C’est aussi une énigme : caché sous de nombreux hétéronymes, signant le livre sous un pseudonyme emprunté à William Gass (dans le roman Omensetter’s luck), élevant des alligators dans sa retraite floridienne sur le Bayou Garnier, Orcutt pourrait bien lui-même n’être qu’un personnage de roman, comme si l’américain qui se cache derrière son nom avait fait ses gammes chez Borges et Pessoa. »
Dans « l’hospitalité des voleurs » son seul ouvrage traduit en français (publié par HB éditions voir http://www.hb-editions.com/fo/a/165.html ), empruntant l’identité d’un dénommé « Tsi Ying Tseu », il s’intéresse à la limite de la créativité des automates, comme le montre l’extrait ci-dessous, publié sur « son » blog à l’adresse : http://truxtonorcutt.blogspot.com/ .
Cette hésitation à savoir qui des deux, du créateur ou de l’oeuvre, est l’humain ou l’automate n’est pas sans rappeler la chute de « Romanesque 2.0 » (cf http:romanesque.fr ). Et d’ailleurs, ne ressentez vous pas quelquefois une telle mise en abîme quand vous utilisez votre ordinateur ? Au point de vous demander lequel de vous ou lui instrumentalise l’autre ?
L’extrait de « l’hospitalité des voleurs » qui prend la forme de deux récits symétriques se trouve juste après :
1. LARTISAN ET SES AUTOMATES
Le roi Mou de Tcheou avait entendu parler de Yu Wei, un artisan habile dans lart des automates. Il ordonna quon le fît conduire devant lui avec ses uvres. Accompagné dun apprenti qui laidait à transporter une malle, Yu Wei se présenta à la cour. Le roi fit avancer lartisan et lui dit : « Montre-moi ce que tu sais faire ».
Yu Wei sinclina, et il ouvrit la malle. Il en sortit une tortue de bois et la posa à terre. La tortue se dirigea lentement vers le roi. Lorsque lautomate eut atteint les pieds du souverain, celui-ci voulut le toucher. Les membres et la tête de la tortue mécanique se rétractèrent alors dans la carapace.
« Quoi dautre ? », demanda le roi Mou, et Yu Wei tira de la malle cinq oiseaux : un rossignol, une tourterelle, un pinson, un merle et un rouge-gorge. Yu Wei les passait un à un à son apprenti, qui remontait leur mécanisme au moyen dune petite clé dorée. Puis les deux hommes lancèrent les oiseaux qui se mirent à voleter et à chanter au-dessus du roi et de ses concubines. Décrivant des figures compliquées, les automates se croisaient sans se heurter. Au bout dun moment les oiseaux artificiels se turent tous ensemble, et tombèrent au sol dans un bruit clair de bois fendu.
« Est-ce tout ? », questionna le roi Mou de Tcheou, et Yu Wei envoya son aide quérir une grande coupe remplie deau. Une fois la coupe à ses pieds, Yu Wei y déposa un poisson rouge, qui paraissait fait de soie et de lanières de cuir. Sitôt dans leau le poisson se mit à battre des nageoires. Alors lapprenti de Yu Wei extirpa du fond de la malle une mouche, dont les ailes de papier se mirent à bourdonner. La mouche survola la coupe, le poisson bondit hors de leau et la happa.
Le souverain bailla, et il sadressa en ces termes à Yu Wei :
― « Je ne vois là rien de bien extraordinaire. Tes uvres nont rien de plus que les milans volants de Mo ti, et aucune delles négale la marionnette de Ning Che. Existe-t-il, lautomate parfait, la copie qui ne se distingue en rien de son modèle » ?
Yu Wei poussa alors son apprenti devant le roi Mou de Tcheou et répondit :
― « Cette merveille, votre humble sujet la présente à sa majesté : il y a dix ans, mon meilleur apprenti est mort, et depuis jai travaillé jour et nuit pour le remplacer ».
Le roi se leva et vint examiner lapprenti sous toutes les coutures. Rien ne le distinguait dun homme de chair et de sang, et le souverain sexclama :
― « Quel prodige ! Las-tu doté de la parole ? »
― « Non seulement il parle, mais il chante excellemment », répondit Yu Wei, et à ces mots lapprenti, la main droite sur le cur et le regard perdu dans le vague, entonna une complainte. Puis Yu Wei lui donna lordre de danser, de faire des grimaces, des cabrioles, et même des sauts périlleux. A chaque démonstration, le roi Mou, satisfait, applaudissait.
Enfin le souverain demanda :
― « Peux-tu me faire voir son mécanisme ? »
― « Le voulez-vous vraiment ? », interrogea Yu Wei.
― « Aussi vrai que je suis ton souverain et que jai le pouvoir de te faire trancher la tête », menaça le roi Mou.
Sans un mot, lartisan retourna la malle : un grand couteau de cuisine en tomba. Lorsque Yu Wei ouvrit le ventre de lapprenti, du sang jaillit, et la bouche laissa échapper un hurlement dune vraisemblance criante. Yu Wei retira le foie, et lapprenti cessa de voir. Il enleva les reins, et les pieds refusèrent de marcher. Il empoigna le cur et tira, et la bouche se tut. Enfin, lartisan retira les poumons, et la respiration cessa. Un petit filet de sang coulait sur le menton de lapprenti, et Yu Wei ferma ses paupières.
Alors un grand silence se fit parmi les courtisans, que les applaudissements du roi Mou de Tcheou ne parvinrent pas à rompre.
2. UNE AUTRE VERSION DE LARTISAN ET SES AUTOMATES
Le roi Mou de Tcheou sennuyait. Ayant entendu vanter les talents de Yu Wei, un artisan expert dans la magie des automates, le souverain le convoqua à la cour.
Yu Wei se présenta accompagné de son apprenti qui laidait à transporter une lourde malle. Le roi fit avancer lartisan et lui dit : « Montre-moi tes merveilles ».
Yu Wei salua, puis il ouvrit la malle. Il en retira une tortue de bois quil déposa à terre, aux pieds du roi Mou de Tcheou. Lorsque celui-ci voulut la ramasser, la tortue séloigna en dodelinant de la tête. Lapprenti de Yu Wei attira son attention au moyen dune feuille de salade, puis replaça lanimal mécanique dans la malle.
Le roi Mou de Tcheou, qui ce jour-là était de mauvaise humeur, napplaudit pas et fit signe à Yu Wei de lui montrer autre chose. Lartisan sortit de la malle cinq volatiles : une poule, un coq, une oie, un dindon et une pintade. Yu Wei les passait un à un à son apprenti, qui remontait leur mécanisme en se servant dune manivelle. Au fur et à mesure que lassistant posait les animaux par terre, ils ségaillaient en caquetant. Yu Wei leur lança du grain sur lequel ils se jetèrent, échangeant de violents coups de becs. Au bout dun moment lapprenti tira une flûte de sa manche, et au son de linstrument les automates regagnèrent la malle.
« Nas-tu pas mieux à me proposer que ces tours de saltimbanque ? », gronda le roi Mou. Yu Wei plongea le bras au fond de la malle, où il trouva un poisson rouge. Ayant réclamé une grande bassine remplie deau, lartisan y déposa le poisson, qui aussitôt se mit à nager. Lapprenti de Yu Wei retourna la malle et une canne à pêche en tomba. Extirpant de sa manche un long ver de vase ― qui paraissait fait en pâte de riz et se contorsionnait rythmiquement ― lapprenti amorça la ligne du maître et Yu Wei commença à pêcher. Il laissa lautomate engloutir lappât et le ferra dun coup sec. Lhameçon étincelant transperça le ventre de soie du poisson mécanique.
Le souverain poussa un long soupir, et sadressa en ces termes à Yu Wei :
― « Dans tout ceci, je ne vois rien que de très banal. Ta magie ne vaut pas celle de Pan Chou et ses échelles de nuages. Tu as abusé de mon temps, et demain à laube mon bourreau te tranchera la tête ».
Yu Wei sinclina et se laissa emmener sans résister par les gardes du roi, tandis que son apprenti quittait la cour, portant sur son dos la lourde malle.
Lexécution eut lieu le lendemain, aux premières lueurs de laube. Le sabre du bourreau détacha dun seul coup la tête de Yu Wei de ses épaules. Cest alors que le roi Mou de Tcheou saperçut que lintérieur du corps de lartisan était fait de sciure, de ficelle, de colle, et dun assemblage minutieux de ressorts et de minuscules roues dentées en bois. Le roi Mou de Tcheou fit rechercher lapprenti dans tout le royaume, mais en vain.
Tsi Ying tzi, The Tao of the river, translated from Chinese by Jane Feng, Hong-Kong University Press, 1994, p. 66-70. (telle est du moins la référence citée pr l’auteur…)
Pour en savoir plus : http://truxtonorcutt.blogspot.com/2006/12/un-extrait-de-lhospitalit-des-voleurs.html#links